CHAPITRE XXVII
Kyp Durron courait dans la jungle, essayant d’éviter les lianes basses qui pouvaient assommer un homme sans la moindre difficulté. La bouche fermée, les narines pincées – une précaution judicieuse pour ne pas avaler ou inspirer des colonies d’insectes – le jeune homme, couvert de sueur, avait l’impression de respirer dans une étuve.
Il faisait de son mieux pour rester au niveau de maître Skywalker, qui se déplaçait dans cet enfer comme dans les rues principales de Coruscant. Sans doute ses pouvoirs de Jedi lui permettaient-ils de repérer les passages les plus faciles.
A une ou deux reprises, Kyp avait eu recours au Côté Obscur pour se faciliter la vie dans de telles situations. Aujourd’hui, la seule idée d’en appeler aux enseignements d’Exar Kun le révulsait.
Les lianes, les buissons et même les moustiques valaient mieux que la trahison d’un idéal dont Durron mesurait à présent la valeur.
Maître Skywalker courait, entraînant son élève très loin du temple.
Les deux Jedi étaient seuls, les autres aspirants ayant des exercices différents à leur programme.
Maître Skywalker était fier de l’équipe, et il ne le cachait pas. Selon lui, ses élèves dépasseraient bientôt le stade où il pourrait encore leur apprendre quelque chose. Les nouveaux Chevaliers Jedi devraient se prendre en main et découvrir par eux-mêmes ce qui faisait leur force.
Depuis qu’il était passé à un cheveu de pulvériser Yan Solo – son ami –, Durron hésitait beaucoup à utiliser son pouvoir, craignant qu’il ne le pousse à commettre d’autres horreurs.
Maître Skywalker avait improvisé cette escapade dans la jungle. Kyp entendait encore les bips désespérés de D2-R2, mécontent de ne pas pouvoir suivre son cher Luke.
Le jeune Jedi n’était pas très sûr de comprendre ce que son professeur attendait de lui. Depuis des heures qu’ils marchaient et couraient, Skywalker n’avait rien dit d’autre que « à droite », « à gauche », ou « attention ».
Durron était intimidé de se trouver seul avec l’homme qu’il avait vaincu grâce à la complicité du Seigneur Noir de la Sith. Avant qu’ils partent, le maître avait insisté pour que Kyp emporte le sabrolaser fabriqué par Gantoris.
Voulait-il défier son disciple en duel ? Un duel à mort, cette fois.
Si c’était le cas, le jeune homme avait résolu de ne pas relever le gant. Sa colère avait provoqué assez de drames comme ça. Et encore Luke avait-il survécu aux machinations de l’homme en noir.
Dès les premiers mots prononcés par Exar Kun, le jeune homme avait reconnu en lui un représentant du Côté Obscur. Mais il s’était cru capable de résister là où Anakin Skywalker – Dark Vador – avait échoué.
Bien entendu, les ténèbres l’avaient submergé. Aujourd’hui, il aurait donné cher pour être débarrassé de ses pouvoirs de Jedi, ainsi n’aurait-il plus rien à craindre de lui-même.
Alors qu’ils atteignaient une clairière, maître Skywalker s’arrêta sans crier gare. Kyp s’immobilisa près de lui ; suivant son regard, il finit par distinguer les deux prédateurs reptiloïdes qui se camouflaient dans l’épaisse végétation. A mieux les regarder, on eût cru avoir affaire à un croisement entre un chat sauvage et un lézard géant. Sur leurs horribles gueules, trois petits yeux jaunes luisaient comme des soleils maléfiques.
Maître Skywalker soutint le regard des monstres, qui grognèrent, montrèrent les dents, puis battirent en retraite dans la jungle.
– Continuons, dit Luke.
– Où allons-nous ? demanda Kyp.
– Tu le sauras bien assez tôt.
Incapable de supporter plus longtemps le silence, Durron tenta d’engager la conversation.
– Maître Skywalker, que se passera-t-il si je ne parviens pas à distinguer le bon côté du mauvais ? Je répugne à utiliser de nouveau mon pouvoir, de peur qu’il ne me ramène sur le chemin de la destruction.
Un papillon géant voleta devant eux, cherchant parmi de grandes fleurs celle qu’il serait le plus agréable de butiner. Alors que Kyp regardait, fasciné, un essaim d’insectes carnivores – presque des araignées volantes – fondit sur le papillon, s’attaquant d’abord à ses ailes.
La proie se défendit vaillamment, mais ses bourreaux l’eurent dévorée avant qu’elle touche le sol.
– Le Côté Obscur est plus commode, plus séduisant, dit Luke. Plus facile à contrôler… Mais le meilleur moyen de savoir, c’est de sonder tes motivations. Si tu utilises ton pouvoir pour aider les autres, il vient sûrement du côté lumineux. Quand tu poursuis des buts égoïstes, ou que tu cherches à te venger, le pouvoir n’est pas… pur. Refuse de t’en servir. Tu pourras faire le tri plus tard, quand tu seras de nouveau calme.
Ecoutant ces mots, Kyp comprit qu’il s’était trompé du tout au tout. Exar Kun lui avait menti depuis le début. Lui prétendait que la colère était le moteur des actes d’un Jedi.
– As-tu compris ? demanda Luke.
– Oui.
– Parfait.
Maître Skywalker traversa la clairière et s’enfonça de nouveau dans la jungle. En le suivant, Kyp sentit un frisson glacé le long de son échine.
Ils étaient venus par un autre chemin, mais Durron n’aurait jamais pu oublier cet endroit, dût-il vivre mille ans.
– J’ai froid, dit-il. Je refuse de faire un pas de plus.
Devant eux, au centre d’un petit lac, se dressait un temple d’obsidienne surmonté d’une statue drapée d’une cape noire.
Exar Kun, plus vrai que nature.
A l’intérieur de ce temple, tandis que Dorsk 81 dormait d’un sommeil artificiel, Kyp avait eu son premier contact avec la Confrérie de la Sith.
– Le Côté Obscur règne sur ce bâtiment, dit Durron. Je ne peux y entrer.
– Ton inquiétude montre que tu es devenu prudent. Kyp, c’est le premier pas vers la sagesse… et vers la Force.
Le maître s’assit sur un rocher et plissa les yeux pour ne pas être ébloui par les rayons du soleil qui se reflétaient sur l’eau.
– J’attendrai ici, ajouta Luke. Toi, tu dois y aller.
Gagné par la terreur et la répulsion, Kyp déglutit avec peine. Ce temple représentait tout ce qui avait miné son âme et qui l’avait éloigné des rives du Bien. Sans parler des monstrueuses erreurs qu’il avait commises. Avec ses mensonges, Exar Kun l’avait amené à tuer son frère Zeth, à menacer la vie de Yan Solo, et à trahir son professeur.
Il frissonna de plus belle. Peut-être se trouvait-il face à son châtiment.
– Que vais-je découvrir en ces lieux, maître ? s’enquit-il.
– Ne pose plus de questions, dit Luke, car je ne peux te donner aucune réponse. Simplement, décide si tu emportes ton arme. (Il désigna le sabrolaser de Kyp.) A toi de choisir, mais sache qu’il te faudra peut-être combattre… d’une manière ou d’une autre.
Kyp posa la main sur la garde de l’épée électronique. Maître Skywalker voulait-il qu’il la conserve, ou qu’il la laisse ? En l’absence d’indice, Kyp hésitait. Puis il décida qu’il valait mieux, à tout hasard, avoir l’arme et ne pas s’en servir plutôt que de s’en priver.
Tremblant, Durron approcha du bord de l’eau. Les colonnes immergées étaient toujours là, composant un chemin pavé.
Il posa un pied sur la première pierre. Inspirant à fond, il leva la tête et décida de ne pas écouter les voix qui hurlaient dans sa tête. Il devait faire face à cette épreuve, quoi qu’elle lui réservât.
Il ne se retourna pas pour regarder maître Skywalker.
Il traversa l’étang et prit pied sur l’îlot où se dressait le temple.
Sous la statue d’Exar Kun se découpait l’entrée triangulaire de l’édifice. Sur les murs, Kyp aperçut les runes et les hiéroglyphes qui l’avaient intrigué la première fois.
Avec un effort, le jeune Jedi aurait pu de nouveau les déchiffrer. Mais il secoua la tête pour chasser de son esprit cette folle tentation.
Son regard se posa sur le visage du Seigneur de la Sith, mort depuis des millénaires. S’il avait rencontré un maître comme Luke Skywalker, Exar Kun serait-il revenu lui aussi du côté lumineux ? Qu’est-ce qui décidait du destin d’un homme ?
Kyp eut envie de se retourner pour poser la question à son professeur.
Mais il n’aurait pas obtenu de réponse.
Alors il entra dans le temple et attendit.
Au début, rien ne se passa. Puis Kyp eut l’impression que son estomac se retournait. Il eut la chair de poule et sa vision se troubla. Autour de lui, l’air se solidifia, l’emprisonnant dans une gangue immatérielle qui l’eût empêché de fuir s’il en avait eu la force.
La réalité sembla se dissoudre…
Kyp se laissa pousser à l’intérieur du temple. Il aurait aimé se déplacer plus vite, mais son corps ne réagissait pas comme à l’accoutumée.
Une ombre apparut, semblant jaillir des murs. Très vite, elle prit forme humaine, et Durron comprit qu’il la nourrissait avec sa peur.
Bientôt gigantesque, la silhouette paraissait renfermer toute l’obscurité de l’univers. Bien qu’elle n’eût pas de visage, son apparence était pour Kyp atrocement familière.
– Vous êtes mort, dit-il, essayant sans grand succès de prendre un ton agressif.
– C’est vrai, dit l’ombre, mais je vis encore en toi. En ce monde, Kyp Durron, tu es le seul qui puisse perpétuer mon souvenir.
– N’y comptez pas. Je vais plutôt vous détruire.
Il sentit dans sa main vibrer la sombre puissance qui lui avait permis de frapper maître Skywalker. La force maléfique de la Sith montait en lui. Quelle douce vengeance ce serait que de la retourner contre Exar Kun !
L’énergie s’accumulait, suppliant d’être libérée. S’il se laissait dominer par elle, il pourrait détruire à jamais l’ombre noire qui l’avait manipulé.
Le jeune Jedi se contrôla à grand-peine. Son cœur battait la chamade, le sang cognait à ses tempes, sa colère grandissait… et il savait qu’il se trompait.
Ça n’était pas la bonne façon de faire.
Il respira lentement et se calma.
Le pouvoir de la Sith l’abandonna. En face de lui, l’ombre attendait. Bannissant sa colère, Durron invoqua un autre pouvoir. Exar Kun voulait que la rage le submerge. Il n’allait pas lui faire ce plaisir.
Il saisit le sabrolaser et activa la lame violet et blanc.
L’ombre se mit en position défensive, comme si elle avait voulu croiser le fer avec lui. A l’évidence, l’étrange adversaire du jeune Jedi attendait qu’il passe à l’attaque.
Kyp brandit son arme ; la créature leva des bras plus noirs que tout ce que le jeune homme avait jamais vu.
L’ombre semblait à présent s’offrir à ses coups. Durron se prépara à frapper, fier de ce qu’il était sur le point de faire. Une arme de Jedi, lumineuse par essence, allait détruire l’obscurité.
Au moment d’abattre la lame, l’élève de Luke s’immobilisa.
Il ne devait pas frapper, sabrolaser ou non. S’il attaquait Exar Kun, ce serait céder à la tentation de la violence, quelle que soit l’arme qu’il utilisait.
La garde du sabrolaser semblait glacée dans sa main. Durron désactiva l’arme et la remit à sa ceinture.
Il fit face à la silhouette qui se dressait toujours devant lui, et remarqua qu’elle était maintenant de sa taille et beaucoup moins menaçante.
L’apparition portait une sorte de bure que Kyp n’avait pas distinguée jusque-là.
– Je ne me battrai pas, dit-il.
– J’en suis heureux, répondit l’ombre d’une voix qui sonna bien plus amicalement aux oreilles du jeune Jedi.
Ce n’était pas Exar Kun. Ça ne l’avait jamais été.
Les bras spectraux se levèrent pour rabattre la capuche de la bure.
Un merveilleux visage apparut devant les yeux de Durron, qui mit un moment à croire que sa raison n’avait pas chaviré.
C’était son frère !
– Zeth.
– Je suis mort, Kyp. En ce monde, tu es le seul qui puisse perpétuer mon souvenir.
L’ombre de Zeth donna une accolade au Jedi, qui sentit son corps se réchauffer pour la première fois depuis qu’il était entré.
Quand le spectre eut disparu, Durron se retrouva seul dans le temple.
Le temple qui avait perdu tout pouvoir sur lui.
Quand il ressortit, Kyp vit son maître, debout sur la rive, qui lui faisait signe de venir.
– Rejoins-nous, Kyp ! criait-il. Bienvenue parmi les tiens, Chevalier Jedi !